ENGAGEMENT ET MOQUERIE

LA POLITIQUE DANS LE RAP


Il y a plus de 20 ans, ce rappeur sortait « Première Consultation », l'un des albums les plus vendus du rap français. Avant de connaître une longue traversée du désert pour avoir apporté son soutien à Nicolas Sarkozy lors de la campagne présidentielle de 2007. Sa « plus grande erreur », comme il l’avoue aujourd’hui.

Doc Gynéco fait figure d’exception, les rappeurs appelant généralement à voter non pas pour un homme ou une femme politique, mais contre, ne se retrouvant pas dans un programme ou une vision du monde. Ainsi, au lendemain du 21 avril 2002, alors que Jean-Marie Le Pen est qualifié au second tour de la présidentielle, des rappeurs se rassemblent pour un morceau collectif. Le but : inciter les jeunes à voter et faire barrage au parti d'extrême droite (« La lutte est en marche »).

La relation entre le rap et la politique apparaît comme conflictuelle. Ségolène Royal fait aussi figure d’exception lorsque, candidate à la présidentielle de 2007, elle cite Kery James dans son discours de Villepinte. Du côté des politiques, les attaques contre les rappeurs sont en effet nombreuses. Récemment, le rappeur Médine a été désigné persona non grata au Bataclan par la droite et l’extrême droite, ayant jugé ses textes ambigus sur l’islamisme et la laïcité. Suite à cette polémique, Karim Madani, journaliste musical spécialisé dans le rap, décrit la relation entre le rap et la politique comme « un mauvais mélange, comme le lait et la vodka » (Le Parisien, 11 juin 2018). Comme si le dialogue était impossible entre le rap et les élites politiques.

Ce constat a inspiré notre travail sur la politique dans les chansons de rap français. Un sujet qui nous a semblé intéressant, après avoir constaté que les hommes et femmes politiques étaient souvent cités dans les chansons.


Méthodologie : nous avons établi une liste des 100 personnalités les plus médiatiques. Pour chacune, nous avons regardé combien de chansons faisaient mention de leurs noms dans les paroles. Dans le cas de la famille Le Pen, comme les prénoms n'étaient pas forcément indiqués, nous n'avons gardé que le nom de famille.

Comme nous pouvons le voir, ceux qui sont les plus cités sont les plus connus, (les 12 premiers, de Nicolas sarkozy à François Mitterrand). Selon le rappeur et sociologue Sylvain Helmé Lemay, qui a réalisé en 2016 une analyse des messages dans le rap francophone du Québec: « Les personnalités politiques fortement médiatisées risquent d’être citées beaucoup plus souvent que les autres. »

En revanche, ceux qui sont le plus cités par la suite sont en grande majorité à droite ou extrême droite (de François Fillon à Philippe Pétain) : sur les 10 personnes citées, 7 sont classées à droite ou à l’extrême droite. 6 d’entre elles ont été membres de l’UMP, et ont occupé des ministères durant les mandats de Jacques Chirac ou de Nicolas Sarkozy. Selon Sylvain Helmé Lemay: « Une grande partie des rappeurs qui se prononcent sur la politique le font pour la critiquer et pour dénoncer le pouvoir en place. Ils critiquent souvent le « système » de façon globale, mais dans les faits leurs critiques sont directement orientés envers le régime politique en place. »

Nous allons donc particulièrement nous intéresser aux thèmes et aux personnalités politiques qui reviennent dans les chansons de rap français, pour mieux comprendre les relations entre ce genre musical et la politique. Nous allons voir que l’année 2005 constitue un tournant, l’engagement politique laissant place à la moquerie.

Méthodologie : Une liste de 223 termes liés au champ lexical du politique a été définie. Cette liste a été croisée aux paroles de chansons. Les titres validés sont ceux dont le texte comporte au moins un terme de la liste. Un ratio rapporté au nombre total de chansons produites par année a ensuite été calculé. Pour des raisons de cohérence statistique, les années 1990 et 1996 ont été retirées (nombre de chansons non significatif).


Le tournant 2005 : quand les artistes sont passés de l’engagement politique à la moquerie


Comme nous l’avons vu, de la fin des années 1990 jusqu’à l’aube du 21ème siècle, de nombreuses chansons de rap ont véhiculé des messages politiques ou été empreintes d’une allusion à une personnalité politique.

Toutefois, comme le souligne Brice Bossavie, journaliste spécialisé dans le rap, « il y a eu un tournant autour de l’année 2005 pour ce qui est de l’engagement des rappeurs et de leur intérêt même pour la politique ».

A l’origine de ce désintérêt généralisé : une déception globale envers la classe politique mais aussi un sentiment que les idées véhiculées par les extrêmes sont de plus en plus populaires depuis le choc de 2002. De plus, les émeutes de 2005 donnent aux artistes l’impression que les banlieues sont négligées et délaissées par les acteurs publics.

Les déclarations polémiques ou les petites phrases, à l’instar de celle de Nicolas Sarkozy promettant de « nettoyer la cité au karcher » deviennent alors la matière principale des rappeurs qui parlent de politique. Les idées ou le projet politique en soi ne sont plus ce qui est utilisé.

Autre matière des rappeurs, selon Brice Bossavie : les déboires des personnalités politiques et les affaires les impliquant, en particulier lorsqu’elles revêtent un aspect financier. « Les affaires Cahuzac et DSK, par exemple, semblent faire rire la majorité des artistes dans le rap » analyse-t-il. Avant de poursuivre : « avec le temps, on assiste même à des retournements étonnants. Les personnalités n’intéressent plus vraiment pour ce qu’elles sont, ce qui amuse désormais les chanteurs c’est si elles ont un culte de l’argent. Il suffit de regarder l’évolution de l’image de Nicolas Sarkozy : alors qu’il était détesté au début des années 2000, il est désormais cité par de nombreux rappeurs comme une référence pour ses qualités de businessman. »

« Il suffit de regarder les paroles de la chanson Marion Machéral du rappeur Sofiane, sortie en 2017 » détaille Brice Bossavie. « Le titre fait directement référence à la députée et reprend son nom à maintes reprises dans le corps de la chanson. Pourtant, il n’est pas question du projet politique ou des idées de Marion Maréchal Le Pen. Cela semble juste amuser le rappeur de citer son nom et de faire croire qu’il est en couple avec elle. »



Même canular de la déclaration de flamme avec la chanson « Rama Yade » signée Don Choa et sortie en 2010. Dans ce morceau aux rythmes RnB et reggae, l'un des quatre MCs du groupe de rap marseillais Fonky Family parle de l’ancienne membre du gouvernement de François Fillon en termes élogieux (et ironiques).



L’amusement des frasques, pour sa part, est notamment visible à travers la chanson « Patrick », signée Grands Corps Malade. Sur ce titre, le rappeur fait un hommage plus que ironique au maire de Levallois-Perret, Patrick Balkany. Parmi les phrases faisant référence aux poursuites judiciaires du maire, on peut notamment relever celle-ci : « T’as sur le dos et sur les bras, plus de mises en examen que ton ami Nicolas. »


L’après 2005 et le désintéressement croissant pour la politique nationale au profit de sujets internationaux et post-coloniaux

Une référence incontournable : Barack Obama

Après 2005, on constate un désintéressement croissant des rappeurs français pour la politique nationale au profit de sujets internationaux et post-coloniaux. Les artistes français portent un vif intérêt en la personne de Barack Obama, qui se fait connaître dès 2008 dans sa course vers la Maison-Blanche. Ce dernier devient une référence incontournable dans les chansons des artistes de hip-hop français, qui n’hésitent pas à citer son nom comme élément de comparaison pour évoquer divers sujets comme le racisme, la politique internationale et les sujets liés à l’Afrique.

En 2009, la chanteuse de hip-hop Diam’s dénonçait ainsi dans son morceau « Dans le noir » le racisme toujours persistant en France, évoquant la personne d’Obama, fraîchement élu : « Vous qui avez besoin de Roselmack et d’Obama / Pour enfin respecter les noirs ». L’artiste Soprano célèbre à sa façon en une ligne l’arrivée de Barack Obama à la Maison-Blanche, dans son morceau « Hiro » sorti en 2010 : « Je serais parti voir Martin Luther King / Après son discours, lui montrer la photo de Barack Obama ». Les mentions sur le président américain pullulent dans les chansons de hip-hop français durant toute la durée de son mandat. Mais s’il est salué de nombreuses fois pour le symbole qu’il a incarné, en France, il est surtout cité comme élément de comparaison avec la vie politique française.

Des artistes dénoncent ainsi le manque de respect envers les personnes noires investies dans la vie politique française, bien qu’il existe un président « noir » aux USA : « Loin des Etats-Unis qui votent massivement pour Obama / Je vis la France où l’on agite une Taubira ou Rama », et plus loin, « Ici, pas de Malcom, de Martin Luther ou d’Mandela / C’est Arnault, Pinault, Lagardère », chantait ainsi le rappeur JP Manova en 2015 dans son titre, « Is everything right ». Avant, Youssoupha rappait aussi en 2012, dans « Gestelude Pt 2 » : « Qu’Obama me délivre, la France c’est pas l’Amérique / Et ça reste un exploit de voir un Noir, même à la mairie ».

Si Barack Obama est le président le plus cité de l’histoire de la musique américaine — avec 309 mentions selon le magazine Billboard — il est également évoqué de nombreuses fois dans le hip-hop français, près de 100 fois d’après les recherches que nous avons effectué, sa popularité auprès des rappeurs — français aussi bien qu’américains — reste à nuancer.


Méthodologie : Nuage de mots des 84 chansons qui citent Barack Obama. Seuls les paragraphes où il est question de l’ex-président américain ont été analysés, pour voir les notions qui lui sont associées.

En effet, si beaucoup lui reconnaissent un statut particulier auprès de la communauté afro-américaine, de nombreux artistes dresseront par la suite un portrait moins glorieux de l’ancien président américain. Aux Etats-Unis, dans son morceau « Let Me Know » sorti en 2016, The Game lui a reproché son silence vis-à-vis des violences policières, notamment après la mort de Philando Castile, un afro-américain de 32 ans. « Pourquoi il faut trois jours à Obama pour répondre ? Parce que le Minnesota est à trois jours de la pelouse de la Maison-Blanche », rappait-il.

Du côté français, on constate une détérioration de l’image de Barack Obama auprès des rappeurs à partir de 2012. « J’serai pas Président chez les Blancs, c’est un pantin Obama / Les rappeurs veulent être potos / les dealers veulent des photos », entonnait Despo Rutti dans son titre « Bukowski » en 2016. Le rappeur s’avère être le critique le plus sévère envers l’ancien président dans ses chansons. « Obama rackette l’Afrique comme Bush et Clinton / C’est notre ennemi, faut surtout pas qu’on te mythonne », dit-il dans un autre titre Fimbo sorti la même année. A entendre les rappeurs, Obama est devenu pour eux un membre de l’establishment, porte-parole d’une superpuissance capitaliste.

Dans un article du Monde publié en 2012, Brother Ali, rappeur américain indépendant, donne une explication de cette perte de popularité d’Obama : « Il n’a pas été capable de mener à bien les réformes que nous voulions voir accomplies. Cela montre deux choses : soit le système est tellement corrompu que même le meilleur des politiques n’y peut rien, soit Obama a perdu le courage et la force de se battre. En tout cas, il a été incapable de faire bouger les choses. »


Le conflit israélo-palestinien

Le conflit israélo-palestinien est un sujet sensible, brûlant même, qui occupe le débat public français, depuis le début des années 1950. Le rap, qui entend s’inscrire dans la société et plus largement au coeur du social, s’en est logiquement emparé.

Sniper a ouvert la voie dès 2003, avec son single « Jeteur de Pierres » (Gravé dans la roche) qui peut s’entendre comme un soutien explicite à la Palestine et une critique de la violation du droit international dans le camp adverse : « Pour tous les frères, les jeunes de mon âge qui ont grandi / Dans cette atmosphère et qui ont vu ça toute leur vie / Les mains nues, face à une armée prête à rer-ti », « Quoi qu'il arrive c'est toujours des civils qui morflent ». Les mots sont violents. Le ministre de l’Intérieur de l’époque, Nicolas Sarkozy, menacera d’ailleurs l’artiste d’un dépôt de plainte, pour antisémitisme.

Sans entrer dans la polémique et sans multiplier les exemples, ce qui frappe ici, c’est le vocabulaire et le champ lexical utilisés. Le registre émotionnel, le motif de la souffrance, peuvent en effet s’entendre à chaque refrain, à chaque complet. Les Israéliens ? Ce sont de « misérables gens ». La communauté internationale est quant à elle taxée de « laxiste ». « Et c'est triste, toujours la même morale / Les mêmes balles, le même mal, la même spirale ». « Laxiste, le monde laisse faire et s'défile / Pendant qu'tu tues des civils et les appelles terroristes ».

Ces saillies en disent long sur le traitement du conflit israélo-palestinien dans le rap français, lequel se superpose toujours, à la colère, au sentiment d’abandon même, d’une partie de la population française, les banlieues en l’occurrence, après les émeutes de 2005. En témoignent les paroles de « Palestine » (2009) : le groupe Z.E.P. (Zone d’expression populaire) se range clairement « du côté de l’opprimé, du côté du tiers monde et des peuples martyrisés ». La violence du gouvernement israélien avait déjà été épinglée par I.A.M. en 1993. Dans « J’aurais pu croire », morceau tiré de l’album « L’Ombre est lumière », le groupe faisait référence aux pratiques de cet Etat, au détour d’un couplet :« J'aurais pu croire en Israël mais / Les différentes religions n'y vivent pas en paix / Les deux tiers du territoire que les sionistes ont occupés / Par l'ONU en 48 n'ont jamais été attribués »

Comment interpréter ces prises de position parfois précoces, souvent très explicites ? Pour Kohndo, « les rappeurs et les quartiers sont tellement liés qu’ils partagent sans doute cette sensation d’enfermement. D’autant qu’il y a une forte communauté de rappeurs de confession musulmane, ce qui ajoute encore davantage de liens avec ce conflit ».

Une vision empreinte d’un certain essentialisme qui fait bondir Médine. Pour le fondateur du label Din Records, « cette volonté de relier les banlieues à ce conflit peut être dangereux (…) le fait que l’on considère les rappeurs comme étant dans leur grande majorité de confession musulmane, ce dont je doute un peu, pourrait nous faire perdre une certaine objectivité », ainsi qu’il le rappelait dans un article de Slate, en mai 2016.

Pour lui, « tout est lié à l’émotion », « très palpable en France de façon générale ». Les sondages en attestent tout au long de la dernière décennie. Dans la dernière étude publiée en juin 2018, par IFOP, seules 43% des personnes interrogées disent avoir une « bonne image » d’Israël. Signe de l’époque, le rap reflète bien cet état d’esprit ordinaire. Et comme le rappelle Médine, « ça reste une musique, c’est donc forcément en lien avec l’affect ».


Textes et enquête data : Anouk Helft, Lina Kortobi, David Pauget, Clara Tran, Aliénor Vinçotte
Crédit photo : album Ecoute la rue Marianne (2007)
Encadrement : Nicolas Enault